À PROPOS DU FILM PAR BORIS LOJKINE
LA GENÈSE
Pour moi, faire des films a toujours voulu dire échapper aux assignations de ce que je devrais être et serais supposé raconter, me projeter dans d’autres vies que la mienne. Depuis quelques années, j’avais envie de réaliser un film sur ces livreurs à vélo qui sillonnent la ville avec leurs sacs bleu turquoise ou jaune vif, siglés de l’application pour laquelle ils travaillent, tellement visibles et pourtant totalement clandestins - la plupart sont sans papiers.
Hope, mon premier film de fiction, racontait l’histoire de Léonard et de Hope, un Camerounais et une Nigériane qui se rencontrent sur leur chemin vers l’Europe. Dans les débats qui ont suivi la sortie du film, beaucoup de gens m’ont demandé si je ne voulais pas écrire la suite et raconter le sort qui leur serait réservé en France. J’ai beaucoup résisté à cette idée car le voyage fait depuis le début partie de mon désir de cinéma. J’ai tourné tous mes films dans des pays lointains : Maroc, Vietnam, République centrafricaine.
Mais l’image de ces livreurs à vélo me travaillait, et je me suis demandé : et si je filmais Paris comme une ville étrangère dont on ne connaîtrait pas les codes, où chaque policier est une menace, où les habitants sont hostiles, pleins de morgue, difficiles d’accès ? Des HLM de grande banlieue aux immeubles haussmanniens du centre, des MacDo aux immeubles de bureau, des centres d’hébergement d’urgence aux wagons de RER, c’est bien ma ville que j’ai filmée, parfois au coin de chez moi, mais sous un angle radicalement différent. L’autre dans le film, c’est nous : le travailleur pressé qui commande son Burger, le passant bousculé qui peste contre les livreurs à vélo, la fonctionnaire qui se tient face à Souleymane.
LE SCÉNARIO
Pour écrire le film, j’ai voulu partir d’une base documentaire solide. Avec Aline Dalbis, ancienne documentariste devenue directrice de casting, nous sommes allés à la rencontre des livreurs. Ils nous ont raconté les coulisses de leur travail : les démêlés avec leurs titulaires de compte, les arnaques dont ils avaient été victimes, les relations avec les clients ; ils nous ont parlé de leurs difficultés pour se loger, et des rapports avec leurs camarades livreurs, les collègues qui ne sont pas forcément des amis.
Dans tous leurs récits, la question des papiers avait une place à part. Je l’ai vu notamment avec les Guinéens. Presque tous étaient ou avaient été demandeurs d’asile, et cette demande les obsédait, car avoir l’asile peut radicalement changer leur vie. Le drame, pour un livreur, ce n’est plus de se faire voler son vélo comme dans Le Voleur de Bicyclette (tu te fais voler ton vélo, tu en rachètes un le lendemain à Barbès). Le drame, c’est d’échouer à l’entretien de demande d’asile.
Le film raconte les deux jours qui précèdent l’entretien. Je voulais un film trépidant. Pour cela, j’ai fait le choix très tôt dans l’écriture d’une histoire qui se déploie sur une durée courte. Avec Delphine Agut, co-scénariste du film, nous avons donc construit une dramaturgie que je voulais plus proche du thriller que de la chronique sociale. Tout au long de cette écriture, je pensais à deux films roumains qui m’ont marqué : 4 Mois, 3 Semaines, 2 Jours et La Mort de Dante Lazarescu. Tous deux racontent par le menu, minute après minute, les efforts d’un personnage qui se débat comme une mouche dans un bocal, en proie à un système qui l’oppresse. Comme Souleymane. Durant ces deux jours où il devrait se reposer avant son entretien, il n’a pas une minute de répit. Il court, il essaie de régler les problèmes qui s’accumulent, aux prises avec le système sans pitié d’une société européenne que nous croyons douce, mais qui est terrible pour ceux qui n’en sont pas citoyens.
J’ai choisi de raconter l’histoire d’un homme qui a décidé de mentir. D’un point de vue fictionnel, le menteur est souvent plus intéressant que celui qui dit la vérité. C’est aussi un choix politique. Je ne voulais pas faire un récit trop exemplaire, montrant un bon gars aux prises avec une vilaine politique migratoire. C’est trop facile et cela ne fait pas réfléchir. Je préfère poser des questions aux spectateurs : Souleymane mérite-t-il de rester en France ? Faut-il lui donner l’asile ? D’après vous, en a-t-il le droit ? Est-ce qu’il le mérite ? Qu’est-ce que vous voudriez, vous ?
LE CASTING
Presque tous les acteurs du film sont des non-professionnels sans aucune expérience de jeu. Avec Aline Dalbis, nous avons fait un long casting sauvage, arpenté les rues de Paris à la rencontre des livreurs. Nous avons plongé dans la communauté guinéenne et c’est finalement à Amiens, par l’intermédiaire d’une association, que nous avons rencontré Abou Sangare, un jeune de 23 ans arrivé en France sept ans auparavant, alors qu’il était encore mineur. Son visage, sa parole, l’intensité de sa présence à la caméra nous ont d’emblée saisis. C’était lui.
Pendant plusieurs mois, avec Sangare (les Guinéens s’appellent plus volontiers par leur nom que par leur prénom) puis avec les autres interprètes du film, nous avons fait de nombreuses répétitions. Le poids pour Sangare était énorme. Il est de toutes les scènes, presque de tous les plans. Dans la vie, il est mécanicien, pas livreur. Pendant plusieurs semaines, il a fait de la livraison, pour se familiariser avec les gestes quotidiens, le vélo, le téléphone, l’appli, le sac, la manière de se présenter aux clients, aux restaurateurs. Peu à peu il est entré dans le rôle. Ce temps de répétition permettait aux comédiens de se préparer. Il me permettait aussi de réécrire le scénario en l’adaptant à leur manièrede parler singulière, à des détails de leurs personnes. C’est ce que j’aime dans le travail avec les comédiens non professionnels : ils viennent avec ce qu’ils sont, porteurs de leur monde. A moi de savoir accueillir leur singularité.
Pendant les 40 jours du tournage, Sangare nous a tous bluffés. D’une beauté parfois stupéfiante, le visage changeant, très expressif, passant par toute une gamme d’émotions, il était toujours juste, et souvent bouleversant.
L’ENTRETIEN
Pour écrire la longue scène finale, je me suis fait raconter leurs entretiens de demande d’asile par des Guinéens passés par là. J’ai aussi obtenu de l’Ofpra (l’Office français de protection des réfugiés et apatrides) l’autorisation d’assister à des entretiens, et j’ai parlé avec les officiers de protection qui les font passer. Je voulais avoir les deux points de vue sur la scène. Après quoi il a fallu lui créer sa dramaturgie propre, car ce passage, c’est presque un film dans le film. Je voulais que cet entretien soit comme un duel, où jusqu’au bout Souleymane se batte bec et ongles, et que le spectateur épouse sa cause, jusqu’au moment où tout se renverse. Lorsqu’à la fin Souleymane raconte enfin pourquoi et comment il a quitté la Guinée, il a peut-être tout perdu, mais au moins, pour la première fois, il a parlé en vérité. Il est redevenu lui-même.
Pour les acteurs, c’était un défi particulier. Vingt pages de dialogues à apprendre, mais aussi une intensité émotionnelle avec laquelle on ne pouvait pas être tricher. J’ai proposé à Nina Meurisse, avec qui j’avais fait Camille, mon film précédent, de jouer le rôle de l’officière de protection (c’est ainsi qu’on appelle les agents de l’Ofpra qui font passer les entretiens). Je ne voulais pas qu’elle soit la méchante de l’histoire, mais plutôt une jeune femme investie, coincée entre son empathie pour Souleymane et les règles de l’institution qu’elle représente. Une représentante de la France. De nous, en somme.
Je savais que Nina serait parfaite dans ce rôle, qu’elle aurait la générosité d’aider Sangare à aller au bout de cette scène hors norme. Telle qu’on l’avait réécrite après les répétitions, la scène mêlait au récit de Souleymane de nombreux détails de son histoire personnelle. Il lui fallait beaucoup de courage pour se lancer là-dedans. Il y est allé et nous a donné la chair de poule. Ce jour-là, j’ai eu le sentiment qu’il était devenu le grand acteur que nous avions pressenti quand nous l’avions rencontré.
LE VÉLO ET LA VILLE
Les scènes de vélo sont pour moi bien plus que de simples trajets. Sur le vélo, on est d’emblée plongé dans le chaos de la ville. Lors de ces scènes, on reçoit en pleine face toute son intensité, on absorbe son énergie, on a un constant sentiment de danger. Pour filmer le vélo, nous avons utilisé d’autres vélos. C’était la seule solution pour se glisser dans la circulation. Un vélo pour l’image, un autre pour le son. Moi-même le plus souvent, je conduisais le vélo son, pour rester en prise avec le tournage.
Je voulais rester léger pour me glisser dans la ville. Ne pas arrêter la vie. Insérer le dispositif de cinéma dans le réel. Et amener le maximum de réel dans la fiction. Même les scènes de dialogues complexes, je les ai voulues au milieu de la vie de la ville : dans le RER, au sein de la circulation, mêlées à la foule, au cœur du chaudron bouillonnant. Mon ingénieur du son (Marc-Olivier Brullé, avec qui je collabore pour la troisième fois) a dû inventer des dispositifs de prise de son inédits pour relever les défis que représentait ce tournage au milieu de la cacophonie de la ville.
Défi pour la régie également. À part pour la scène de l’accident, nous ne faisions jamais aucun blocage. Nous composions avec le passage des gens, des voitures... Il fallait cela pour donner ce sentiment fort de la présence de la ville, intense, chaotique, étouffante, pour plonger le spectateur en immersion dans le réel tout en utilisant tous les moyens du cinéma et de la fiction.
LE TOURNAGE ET LE MONTAGE
À part les scènes dans le centre d’hébergement d’urgence, qui nécessitaient plus de techniciens et de figurants, j’ai imposé une équipe ultra-réduite. La plupart du temps nous n’étions que cinq ou six au plateau. Et parfois seulement trois. Pas d’éclairage. Pas de camions. Pas de cantine. Je voulais me débarrasser de toute la lourdeur d’un tournage traditionnel.
À l’image, j’ai choisi de travailler avec Tristan Galand, jeune chef opérateur belge qui avait une double expérience de cinéma de fiction et documentaire. Je voulais quelqu’un qui soit capable, pour certaines scènes, d’être seul à l’image, de cadrer et pointer en même temps et d’improviser lui-même des solutions de lumière tout en maintenant une direction esthétique forte. Le parti pris du film étant d’adapter le dispositif de cinéma au réel et non l’inverse, nous avons passé beaucoup de temps à chercher des décors qui nécessitaient peu ou pas d’intervention à la lumière et qui correspondaient à l’esthétique choisie pour le film : un Paris aux couleurs saturées avec des ruptures fortes dans les teintes.
Au montage (avec Xavier Sirven qui avait déjà monté mon film précédent), nous avons accentué tous les choix du tournage. Nous avons cherché à donner le sentiment de la vitesse, comme si ces deux jours qui précèdent l’entretien n’étaient qu’une longue course-poursuite. Nous avons joué sur les contrastes de rythme, entre d’un côté les scènes de livraison dans un Paris survolté, la course ininterrompue de Souleymane d’un lieu à l’autre, et de l’autre cette longue scène d’entretien posée, en champ contre-champ, où la parole peut enfin se déployer.
Il n’y a pas de musique dans le film. C’était ma volonté dès le début. Pas d’artifice. Non pour enfermer le film dans une esthétique documentaire, mais parce que je voulais jouer à fond la partition sonore de la ville, les klaxons et les sirènes, le fracas des RER, le rugissement des moteurs. L’absence de musique nous a obligés à être plus radicaux au montage : pas de place pour des moments creux, jolis, paisibles. On avance, collés à Souleymane, en apnée, sans répit, jusqu’à la scène finale qui nous enferme dans le petit bureau nu de l’Ofpra.